« Vouloir sauver le tourisme en restant immobile, c'est se pendre ! »
- Jacques Bleuze
- 23 août 2016
- 6 min de lecture

Le tourisme tunisien est condamné à mort depuis les années 90. Aujourd'hui, rien ne semble pouvoir arrêter cette lente agonie
Pour Zouhair, guide touristique depuis plus de vingt-cinq ans, « le tourisme en Tunisie, c'est fini ! Depuis 2011, il se résume à une multitude de nationalités qui vient visiter le pays jusqu’à ce que toutes les nationalités l’aient visité. Et après ? »
« Quand j’ai débuté dans le tourisme, dans les années 1988/1989, la saison touristique durait neuf à dix mois par an. Au printemps, on avait six semaines pour travailler. Aujourd’hui, c'est une semaine maximum (…) L’été, c’est différent : tout le monde part en vacances. On ne peut pas prendre cette période-là comme référence. »
« Je n'ai jamais gagné d'argent avec le tourisme »
Pour Zouhair, rien n'a changé. Pire, « on a accumulé les erreurs ». Et de dresser la liste des « conneries qui s'additionnent » au premier rang desquelles « le golf 18 trous à Tozeur - une erreur fondamentale -, sans parler des villas vendues à 400 000 €. »
Le ministère tunisien du Tourisme a lancé plusieurs campagnes de promotion onéreuses, particulièrement en France, le premier fournisseur de touristes en Tunisie.
« Qu’est-ce qui a changé ? Dans le fond ? », questionne Zouhair. « Rien ! », estime-t-il.
« Je travaille dans le tourisme depuis plus de vingt-cinq ans et je n’ai jamais gagné d’argent avec (…) Juste de quoi faire vivre ma femme et mon enfant », avoue-t-il. « Si tu veux plus, c’est à toi de le faire. Faut te bouger ! Sinon, tu peux te pendre ! »
« On a accumulé les erreurs et additionné les conneries. Au final, rien n'a changé. »
« Les villes touristiques n'ont plus d'âme ! »
Si Zouhair estime qu'il y a la matière pour relancer le tourisme en Tunisie, notamment dans le Sud, il reconnaît que « les villes touristiques n’ont plus d’âme ! Hammamet, Djerba, Sousse, Tunis, Tozeur… Partout, il n’y a plus d’âme ! Même les hôtels n’ont plus d’âme ! Tu peux dire et écrire tout ce que tu veux. La Tunisie vit quelque chose d’insensé au niveau du tourisme ! »
Selon lui, pour sauver le secteur, « il faut tout changer. Il faut inventer. Il faut diversifier l’offre, créer quelque chose de complètement nouveau. Passer à autre chose, penser à une autre dimension ». Au final, « la Tunisie reste immobile et préfère se pendre. Les Tunisiens ont toujours peur de tout, et surtout de la nouveauté ! »
« Touristes mais pas voyageurs »
« Le Sud ne doit plus travailler seulement avec des touristes mais d’abord avec des voyageurs ! Le voyageur, s’il veut dormir en plein désert, il doit pourvoir dormir en plein désert. S’il veut manger local, il doit pouvoir manger local ! Il part pour découvrir quelque chose ! S’il veut dormir dans un 5 étoiles, il a les moyens de le faire, ici ou ailleurs. Donc, tu ne lui proposes pas un pseudo 5 étoiles ! Ici, il n’y a que des 3 étoiles plus ou des 4 étoiles moins… Dans le sud de la Tunisie, à Tozeur notamment, il faut lui proposer des trucs insensés : tu lui fais faire le tour du Chott el Jerid (le lac salé, NDLR) avec des bivouacs à la clé… Tu ne peux pas venir en Tunisie depuis quinze ans et qu’on te propose à chaque fois les mêmes choses… Dans les années 90, le sud de la Tunisie était une grande destination. C’est devenu rapidement du grand n’importe quoi (…) »
« La destination Tunisie est devenue n'importe quoi ! Tu n'offres pas le luxe quand tu ne peux pas le proposer. »
« En France, tu fais le chic... Pas dans le désert ! »
Selon Zouhair, on ne peut pas concilier hôtels de luxe et désert. « Tu ne peux pas offrir le luxe dans le désert ! Le désert, tu dois le vivre ! Tu dois transpirer. Tu ne prends une douche que tous les trois jours. Tu es sale. Tu fais tes besoins comme un animal… Quand tu manges, tu manges avec les doigts… C’est ça le dépaysement ! Après, quand tu rentres en France, tu peux faire le chic ! »
L’erreur qui a été commise, « c’est d’avoir prétendu offrir le luxe sans avoir la possibilité de le proposer… Le voyageur aime être dépaysé. Le touriste aime voyager sans être dépaysé… C’est la différence entre eux ! Mais aujourd'hui, on cherche le gain facile ! Comment gagner facilement de l'argent en un minimum de temps, en sacrifiant ce que l'on possède, au nom de la modernité quitte à sacrifier ce que le lieu recèle comme trésors ! »
« Les Tunisiens sont devenus fous ! »
« Prends l'exemple d'El Jem : dans les années 90, les antiquaires achetaient des pièces de statues antiques à 20 dinars (aujourd'hui 8 €, NDLR). On les trouvait partout, dans la rue, dans les sous-sols des maisons… Quand c'est devenu la mode, que l'antiquité est devenue '' tendance '', ils les ont revendues 500 dinars (200 €). La valeur des choses a perdu tout son sens, et c'est ce dont souffre la Tunisie actuellement. La Tunisie a perdu la valeur de son histoire ! Il y a vingt-cinq ans, tu payais 300 € une Peugeot 403. Soixante-dix ans après, tu l'achètes 30 000 € ! Plus de 90 fois le prix ! On est devenu fou ! Pendant toutes ces années, les Tunisiens ont été des animaux mis en cage. Aujourd'hui, on a ouvert la cage, et les Tunisiens sont devenus fous ! »
« La Tunisie a perdu la valeur de son histoire ! On a mis les Tunisiens en cage, et voilà le résultat... »
Pour Zouhair, « le tourisme en Tunisie est mort dans les années 1993-1995 (…) Parce que le pays n’est plus administré par la hiérarchie (je ne parle pas de dictature) ! Il n’y a plus de social, plus de police, plus de militaires… Tout se confond ! Parce que le personnel des hôtels n'est pas formé : sur sept personnes, tu en as deux qui te comprennent et les cinq autres qui ne comprennent rien. Dans 95 % des réceptions des hôtels, les gens ne sont pas bilingues, ils ne parlent même pas le français. Alors, si certains pensent que c’est un complexe, il faut les dégager (...) Un serveur au restaurant s’adresse à toi avec une odeur insupportable, le visage non rasé et les mains sales ! Le pire, c’est que son directeur le soutient et le défend… Tu espères quoi ? Relancer le tourisme, avec une bande d'incapables et d'incompétents ? »
Et de pointer du doigt « l’éducation et la scolarisation. La scolarisation a commencé à être banalisée, et est tombée dans une impasse (...) Il y a quarante ans, les Tunisiens parlaient mieux le français qu’aujourd’hui. »
« En arabisant l'éducation, on est allé droit dans le mur »
« L’impasse a commencé avec l’arabisation. On a arabisé les matières enseignées à l’école. Personne n’a réalisé qu’en arabisant l’école, cela nous conduisait droit dans le mur (…) Sur onze matières enseignées, neuf l’étaient en français et seulement deux en arabe. Tu es Français, tu m’enseignes en français, puis les mathématiques en italien et le reste dans une autre langue. Où sont alors mes repères, et par rapport à quelle langue ? Ma culture est française parce que j’ai suivi toute ma formation en français. Mes professeurs étaient français. Mon père parlait français. Il ne disait pas '' sales arabes '' en langue arabe, en parlant de ses frères, il disait : '' Espèces de bourricots (…) Sales bourricots ! '' Je n’entendais que ça de lui ! Il parlait mieux français que quiconque en Tunisie (…) »
« Dans 95 % des réceptions des hôtels, on ne parle pas français ! Le personnel n'est même pas formé. »
« J’ai compris tout au début que Ben Ali était un salaud parce qu’il a tout fait pour qu’on dépossède les gens de leur esprit analytique ! Il les a rendus plus bêtes que bêtes. Et le rôle de l’école c’est d’amener les gens à la conclusion par la réflexion et l’analyse. Mais aujourd’hui, les jeunes Tunisiens n’ont plus l’esprit analytique, ils ne lisent plus entre les lignes ! En ce qui me concerne, je suis un peu exagéré entre les lignes, parce que parfois je divise la ligne en deux, et encore en deux ! (Rires.) Le civisme et l’éducation civique doivent être au centre de la scolarisation. L’histoire de la civilisation aussi. La civilisation avance à grands pas et la Tunisie, elle, recule (…) »
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