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« Une tournée de boulanger »

  • Photo du rédacteur: Jacques Bleuze
    Jacques Bleuze
  • 11 août 2017
  • 7 min de lecture

Photo d'illustration

Après l'attaque menée contre des militaires en France, le sous-officier G., chef de groupe au sein de l'armée de Terre, apporte son témoignage


Sous-officier de l'armée de Terre, le chef de groupe G. apporte son témoignage après l'attaque perpétrée contre des militaires à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), et livre une analyse sans fards sur la condition de leur mission et l'intérêt de l'opération Sentinelle qui « épuise l'ensemble des forces armées françaises ».

Selon lui, « elle est inefficace », et les moyens pour lutter contre le terrorisme intra-muros « sont médiocres (...) »

Six militaires français ont été blessés, mercredi 9 août 2017, dans la commune de Levallois-Perret, par une voiture qui a délibérément foncé sur eux au moment de la relève. Selon le chef de groupe G., « les militaires de Levallois-Perret se préparaient à une tournée de boulanger. »

Il dénonce « un dispositif pourri (...) », la « lassitude qui gagne les hommes » et « le prix humain à payer trop élevé qui conduit au désintéressement des missions ».


« Les militaires de Levallois-Perret se préparaient à une tournée de boulanger plutôt qu'à sécuriser une zone urbaine à risques. » Vous laissez sous-entendre que le dispositif était léger et la prise de conscience d'une possible attaque absente ?

« Aucun militaire n'était en veille au moment de la sortie des six hommes qui s'apprêtaient à regagner leur véhicule de patrouille. Aucune maîtrise du secteur à 360°. Lors d'un embarquement à bord d'un véhicule, il y a toujours une ou deux sentinelles pour sécuriser le groupe et maîtriser l'environnement. Il y avait huit militaires au total, dont six en état de fragilité. Aucun d'entre eux ne contrôlait la zone et la situation. Ils étaient tous comme un boulanger qui allait faire sa tournée. Aucun secteur n'a été pris en compte (...) Durant les missions Sentinelle auxquelles j'ai participé, je n'ai jamais vu autant de dispositifs aussi pourris ! Les patrouilles (à trois ou quatre militaires) sont inefficaces. J'ai même vu un chef de groupe sur un marché bondé laisser son personnel seul à plus de trente mètres. Le premier des voltigeurs se retrouvait seul face à une attaque possible. Il a été surpris par une grand-mère qui voulait faire un selfie. S'il avait été question d'un assaillant équipé d'un couteau, le militaire aurait été égorgé sur le champ... Tout seul comme un con ! Sans parler d'un groupe de combat occupé à scruter l'horizon plutôt que d'observer le comportement des touristes (...) La lassitude s'installe au sein du corps des armées. On ne sait plus évaluer le danger potentiel ni celui que représente l'ennemi invisible. Le prix humain à payer est trop élevé et les dernières recrues se désintéressent volontairement de leur mission. Et la routine aussi. Sans parler des incompétences (...) Quand une mission dure deux à trois mois sur un point fixe, dit névralgique, où rien ne se passe et où tout le monde se fout de tout, le lien armée-Nation n'a aucun sens ! »

« Ce ne sont pas les indépendantistes bretons

qui nous visent mais bien les islamistes radicaux. »

La longue présence des militaires sur le terrain, deux ans et demi dans le cas de Levallois-Perret, constitue-t-elle une faiblesse ?

« Oui ! Au gré de l'actualité, la population est habituée à la présence des militaires dans la rue. Ils entrent dans le quotidien. Malgré nos équipements, il n'y a plus d'effet dissuasif. On ne génère plus de crainte ni de peur particulière. Nous sommes vus comme une force publique, un fonctionnaire, et les attaques sont plus nombreuses que contre les civils (...) »


En tant que militaire, vous sentez-vous être une cible prioritaire ?

« Absolument ! Mais pas seulement à titre personnel mais au sein même de mon groupe de combat. Je ressens les mêmes choses que celles que j'ai connues en Afghanistan lorsque j'y étais. Le comportement des habitants, adultes ou enfants, est hostile envers nous. Plus que porter atteinte aux civils comme à Nice, le 14 juillet 2016, c'est devenu désormais une attaque portée aux représentants de l'État, qu'ils soient policiers ou militaires. Mais plus encore les militaires au regard des derniers événements. Parce que nous sommes plus nombreux. On se reconnaît facilement (...) Aussi parce que ce ne sont pas les indépendantistes bretons qui nous visent mais plutôt les islamistes radicaux... Désormais, ils savent que les chargeurs de nos fusils d'assaut ne sont plus vident, qu'on ne tirent plus à blanc mais à balles réelles. Ils réalisent ainsi leur jihad (...) »

« Tuer un militaire, c'est moins grave

que de tuer un policier (...) »

Vous dénoncez « l'incompétence » des forces intérieures et estimez qu'elle est « regrettable ». Comment se manifeste-t-elle ?

« Les militaires ont un vocabulaire adapté à une situation qui leur est propre. Les forces de l'ordre font des vacations, et nous des patrouilles : le vocabulaire n'est pas le même ! La phrasologie ou la syntaxe non plus ! La haute hiérarchie ne fonctionne pas sur le même modèle. La capture de renseignements n'a pas la même importance. Les policiers s'en foutent ! La prise de renseignements est essentielle. Que ce soit sur des postures, des déplacements, des manières d'être ou de faire, des posts sur des réseaux sociaux, des notices pour intervenir avec un couteau, un véhicule, une arme à feu... Nous on prend tout ! Très clairement, les policiers s'en foutent complet tandis que les militaires font remonter les informations. Par ailleurs, si nous sommes témoins d'une agression quelle que soit son origine, nous sommes juste habilités à déposer une plainte. Nous ne sommes ni garant, ni représentant d'une force quelconque. Encore moins d'une force de l'ordre ! Aux yeux de la justice, un militaire en opération Sentinelle est juste un citoyen... lambda ! On ne représente rien et encore moins qu'un policier, un préfet, un maire... Tuer un militaire, c'est moins grave que de tuer un policier ! Comment trouver cela normal ? Comment cela peut-il être justifié alors que nous nous trouvons dans une mission qui n'a rien de privée !? Comment trouver normal qu'un policier qui doit faire sa ronde, alors qu'il est posté à une frontière, ne sort pas de son véhicule durant l'intégralité de sa surveillance imposée ? Huit heures dans le véhicule sans intervenir d'aucune manière que ce soit (...) Pourquoi il ne fait pas le boulot ? »


Vous sous-entendez que la chaîne de recrutement pour l'opération Sentinelle est obsédée par les chiffres. Qu'est-ce que cela signifie ?

« L'incompétence des forces intérieures est à déplorer. Les informations ne remontent pas au commandement, et la hiérarchie ne prend pas en compte les informations des hommes sur le terrain (...) La chaîne de recrutement est obsédée par les chiffres. Le recrutement Sentinelle nivelle pas le bas l'ensemble de la hiérarchie (...) Six de nos hommes au tas ? À la vue du dispositif mis en place, ils (les militaires, NDLR) se préparaient à une tournée de boulangerie plutôt qu'à assumer une patrouille sur une zone urbaine dite à risque (...) »


En quoi l'opération Sentinelle est-elle inefficace selon vous, et épuise l'ensemble des forces armées françaises ?

« On prend sur nos temps d'entraînement et de repos. Les durées d'intervention se sont allongées. Nous sommes passés de cinq semaines en 2015 à trois mois, selon certaines missions. Au début de Sentinelle, c'était 24 h/24 avec aucune journée de repos. C'est du type Opex (opération extérieure, NDLR) sans un jour qui ne soit pas travaillé. Ce qui épuise les armées, c'est que les roulements se font avec les Opex, les MCD (mission de coopération de défense, NDLR), et Sentinelle sans pauses entre les différentes opérations. On doit faire face à une unité en Opex qui revient, enchaîne sur Sentinelle, part en permission jusqu'à trois semaines et intervient de nouveau sur un autre site opérationnel (...) Après l'attentat de Charlie Hebdo, l'effectif était de 10 000 hommes postés devant des endroits stratégiques, comme les lieux de culte ou confessionnels, des zones sensibles. Après le 13-Novembre, on a crû utile de mélanger une statique et une dynamique. L'effectif a été revu à la baisse, soit 7 000 militaires, tout en gardant à l'esprit la possibilité de l'augmenter en fonction des événements (...) On souhaite 7 000 à 10 000 hommes à un instant-T alors qu'on ne possède pas les effectifs. Actuellement, on recrute des agents sans qualification sur les armes. La chaîne est tendue et la limite est atteinte (...) On frôle la rupture ! Quand on n'a plus les moyens, on recrute le maximum de personnes même si les profils psychologique et physique sont incompatibles avec le métier de militaire. Directement sur le terrain. »

« On nous prend pour des cons !

Et pour combien de temps encore ? »

Vous dites que « (nos) chefs cautionnent un choix stratégique qui portent atteinte à nos armées (...) Il est temps d'agir ! » Comment ?

« Le choix du chef d'État major des armées, Pierre de Villiers, en quittant sa fonction nous montre le chemin à suivre. Nous n'avons plus les moyens d'assurer notre mission. Les conditions d'exercice de notre vocation sont déplorables (...) On ne dispose même pas d'un micro-ondes pour décongeler notre demi baguette de pain ou réchauffer nos plats quotidiens. Nous devons faire toujours la même chose avec moins de moyens. Au lieu de dix véhicules de transport de troupes, nous n'en avons que trois. Et il faut transporter le même nombre d'hommes ! À un moment donné, il faut que cela change parce que c'est l'essentiel de la mission qui est remise en cause... quand elle n'est pas annulée faute de matériel. Ça va loin ! À part dire à mes hommes qu'ils doivent plus compter sur l'état de leurs chaussures que sur celui des camions pour se déplacer, je ne vois pas comment faire (...) On ne va plus sur les terrains d'entraînement parce qu'il n'y a plus un euro dans les caisses. On est en concurrence avec des sociétés privées civiles, pour des missions qui nous reviennent de droit. Et on regarde, en laissant faire. En nous prenant pour des cons. Pendant combien de temps encore ? »


Entre les règles n° 1 - « Être au service de la France (...) » - et n° 10 - « Ne pas porter atteinte à la neutralité des armées (...) » - du Code du soldat que vous portez toujours sur vous, quelles sont celles qui sont les plus importantes à vos yeux ?

« Aucune de ces règles n'a plus de valeur sur une autre. Toutes définissent la ligne qu'un soldat doit tenir. Sauf qu'aujourd'hui, beaucoup ne les respectent pas ! Le respect de l'ennemi, la décision de neutraliser plutôt que de détruire... La hiérarchie militaire elle-même ne respecte plus ces règles. Être au service de la France, c'est d'abord protéger et assurer les intérêts suprêmes de la France à tous les niveaux (territoire, frontières...) Mais on ne nous donne pas les moyens financiers, matériels et humains pour assurer cette mission. Lorsqu'on coupe la tête du chêne, c'est l'arbre qui meurt (...) L'uniforme a changé. On ne porte plus de ceinturon. On n'a plus de pratique sportive ni d'entraînement, et en terme de compétences et de connaissances, on est au plus bas niveau ! »


Propos recueillis par

Jacques BLEUZE




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